Ce que disent les recommandations de l’APA
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Violences invisibles, humiliations quotidiennes, ruptures de confiance, discriminations ordinaires : autant d’expériences qui, même sans « choc » spectaculaire ni image gravée dans la rétine, laissent des marques durables dans le corps, la pensée et les relations. Ces marques relèvent du traumatisme.
Or l’imaginaire collectif limite encore le trauma à l’événement exceptionnel — guerre, accident majeur, agression physique — c’est-à-dire à un basculement brutal. Les récentes guidelines de l’American Psychological Association (APA) invitent à dépasser ce cadre : le traumatisme peut aussi résulter de processus plus diffus — pressions psychiques répétées, dynamiques relationnelles de contrôle, dispositifs sociaux qui stigmatisent et isolent.
L’article qui suit s’adresse, d’une part, aux personnes qui s’interrogent sur la légitimité de leur souffrance ; d’autre part, aux praticien·nes désireux·ses d’affiner leur approche. Nommer ces expériences revient déjà à contester les récits qui les minimisent. Cette perspective se veut critique : elle examine les rapports de pouvoir qui définissent ce qu’est un « vrai » trauma et éclaire la faible visibilité de certains vécus — notamment ceux des personnes trans et autistes — dans la clinique.
Les classifications médicales (DSM-5-TR, CIM-11) définissent le trauma comme une menace de mort, une blessure grave ou une violence sexuelle. Cette définition a le mérite d’être claire ; elle est aussi incomplète. De nombreuses expériences, moins visibles mais tout autant déstabilisantes, restent en dehors du radar.
Catégorie | Exemples concrets | Effets possibles |
---|---|---|
Violences psychologiques | dénigrement constant, isolement forcé, chantage affectif, gaslighting | perte de confiance en soi, confusion, anxiété de fond |
Trahisons précoces | départ brusque d’un parent, mensonge d’un adulte de référence, environnement domestique instable | hyper-vigilance relationnelle, difficulté à s’attacher |
Discriminations systémiques | racisme, classisme, validisme, transphobie, sexisme | sentiment d’insécurité chronique, colère intériorisée, épuisement |
Violences institutionnelles (souvent vécues par les personnes trans ou autistes) |
refus de soins affirmatifs, thérapies de conversion, programmes ABA coercitifs, punitions sensorielles | détresse prolongée, honte imposée, dissociation |
🔍 Zoom critique : la « normalisation » comme violence continue
Pour de nombreuses personnes trans ou autistes, le traumatisme ne découle pas d’un choc unique ; il s’inscrit dans des pratiques de normalisation : protocoles médicaux non consentis, injonctions à dissimuler l’identité, éducations correctives. Ce processus — pour reprendre la lecture foucaldienne — cherche à redresser les corps et comportements « hors norme ». Il produit un trauma continu, souvent naturalisé par les institutions.
Pourquoi ces expériences sont-elles traumatisantes ?
La recherche confirme que ces violences entraînent anxiété, hyper-vigilance, dérégulation émotionnelle, troubles somatiques, difficultés relationnelles — parfois plus sévères que celles provoquées par un événement unique et brutal.
Implications éthiques pour la pratique
Reconnaître ces réalités, c’est valider que l’absence de cicatrice visible n’invalide pas la blessure et ouvrir la voie à des accompagnements plus justes pour toutes les trajectoires de vie.
Parler de trauma complexe ne crée pas une hiérarchie supplémentaire ; il s’agit de décrire l’entrelacs de facteurs qui, cumulés, rendent la blessure plus profonde et plus diffuse qu’un choc isolé.
Facteur-clef | Manifestation typique | Impact |
---|---|---|
Répétition | Épisodes quotidiens ou cycliques | Alarmes permanentes ; récupération impossible |
Relation | Violence d’une figure censée protéger | Confusion loyauté/peur ; attachement altéré |
Intentionnalité morale | Acte délibéré ou nié | Trahison + honte ajoutées |
Précocité | Enfance ou adolescence | Construction identitaire perturbée |
Transmission | Traumas historiques : colonisation, exil… | Vulnérabilité transgénérationnelle |
Continuum — Entre l’accident unique impersonnel et la toile d’abus répétés, intentionnels et moralement lourds, il existe toute une gamme de situations. Une réaction jugée « disproportionnée » peut refléter l’empilement de blessures plus subtiles.
Dans une lecture foucaldienne, le trauma complexe naît aussi de la position assignée à des corps jugés « non conformes ». La pathologisation historique de la transidentité ou de l’autisme montre comment le dispositif médical peut, simultanément, produire le trauma et prétendre le soigner. Normaliser, c’est déjà pratiquer une violence prolongée.
Reconnaître le trauma complexe revient à refuser la hiérarchisation de la douleur. La violence structurelle (pauvreté, racisme, transphobie, validisme) n’est pas un bruit de fond : elle agit comme un facteur actif de traumatisation.
Les lignes directrices de l’APA se déclinent en sept repères qui forment l’acronyme HISTORY. Considérez-les comme une boussole : lorsque l’on se sent perdu·e dans les méandres du traumatisme, ces lettres indiquent une direction partagée, utile tant à la personne concernée qu’au·à la praticien·ne qui accompagne.
Lettre | Repère | Mise en pratique | Angle critique |
---|---|---|---|
H | Humaniste | La personne prime toujours sur le dossier. Présence chaleureuse, curieuse, non-jugeante. | Respect absolu de la self-identification : prénom, pronoms, description sensorielle ou corporelle. |
I | Intégratif | TCC, travail corporel, pleine conscience, soutien communautaire : les approches se combinent. | Inclure le trans-affirming care et la neurodiversité : on ne « guérit » pas l’autisme ni la transidentité, on soutient l’autonomie. |
S | Séquentiel | Stabilisation (sécurité, régulation) d’abord ; exposition graduée ensuite. | Antécédents de coercition imposent un consentement renforcé à chaque étape. |
T | Temporel | Toute la ligne de vie compte : du premier souvenir à aujourd’hui. | Nommer aussi les traumas historiques : colonisation, internements, pathologisation médicale. |
O | Orienté mieux-être | Viser une vie plus vaste, cohérente avec les valeurs personnelles. | Inclure les conditions matérielles : logement, ressources, accès aux soins. |
R | Relationnel | L’alliance thérapeutique est le cœur ; réparer les ruptures fait partie du travail. | Veille sur les rapports de pouvoir : asymétrie professionnelle, privilèges, micro-agressions. |
Y | Why ? | Explorer le sens moral, familial, sociétal libère de la honte. | Enquête sur la cisnormativité, le validisme, la racialisation : micro-physique du pouvoir qui rend certaines violences possibles. |
Trois phases modulables servent de fil conducteur ; elles s’adaptent aux ressources, contraintes matérielles et priorités de chacun·e.
Phase | Finalité | Repères pratiques | Points de vigilance critique |
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1Stabilisation & régulation | Renforcer la sécurité interne et externe. |
• Techniques respiratoires, ancrages sensoriels • Nommer / différencier les émotions • « Îlots de sécurité » : rituels, routines, cercles de soutien, objets refuge |
• Vérifier l’accès matériel (logement, revenus, santé somatique) • Tenir compte des hypersensibilités sensorielles (autisme) • Refuser toute normalisation coercitive |
2Approche progressive du trauma | Explorer les souvenirs sans débordement physiologique. |
• Exposition narrative graduée, EMDR, IFS, psychodrame, écriture… • Choisir l’outil avec la personne, jamais « pour » elle |
• Avancer « à la vitesse du système nerveux » • Consentement éclairé continu • Vigilance vis-à-vis des protocoles déjà imposés |
3Reprise de pouvoir sur la vie | Réinvestir l’identité au-delà du trauma. |
• Relations, sexualité, projets créatifs ou pros • Citoyenneté : engagement militant, pair-aidance • Fin de suivi : bilan, rituel, portes ouvertes pour un retour |
• Intégrer les déterminants sociaux (précarité, discrimination) • Questionner le pouvoir : qui décide du tempo ? |
Principe directeur : certaines personnes ont déjà subi des interventions intrusives ou normalisatrices ; chaque étape se négocie. Le consentement éclairé est un processus vivant, pas un formulaire unique.
« Il n’est pas nécessaire de tout revivre pour aller mieux ; le bon rythme est celui que le corps et l’esprit peuvent réellement soutenir. »
Le traumatisme complexe infuse chaque dimension de l’existence : émotions, corps, mémoire, relations, identité. Intervenir sur un seul pan revient à colmater une voie d’eau alors que la coque continue de se fissurer ailleurs.
Domaine | Manifestations fréquentes |
---|---|
Émotions | Oscillations intenses, honte, colère, anesthésie affective |
Corps | Douleurs inexpliquées, fatigue chronique, tensions, hyper-réactivité sensorielle |
Mémoire | Flash-backs, amnésies lacunaires, confusion temporelle |
Relations | Méfiance, dépendance, isolement, répétition de schémas |
Identité | Sentiment d’être « cassé·e », valeur personnelle fragilisée, vision négative du monde |
Une prise en charge en réseau devient alors essentielle :
Besoin | Ressource possible | Enjeu critique |
---|---|---|
Sommeil, douleur | Médecin généraliste, consultation douleur | Reconnaître la douleur somatoforme sans la « psychologiser » |
Régulation corporelle | Kinésithérapeute, yoga-thérapeute, ergothérapeute | Respecter limites sensorielles et contraintes matérielles |
Sécurité matérielle | Assistante sociale, pair-aidant·e | Naviguer l’aide sans jugement sur la précarité |
Soutien psycho-social | Groupes de pair-aidance, associations | Garantir un espace sûr pour les identités minorisées |
Défense des droits | Juriste, ONG spécialisée | Accompagner en cas de violence ou discrimination |
Le traumatisme s’enracine dans racisme, sexisme, transphobie, validisme, colonialité et précarité. Ignorer ces rapports de pouvoir revient à reconduire la violence ; les reconnaître amorce déjà la réparation.
Action immédiate | Pourquoi c’est crucial |
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Demander et utiliser les pronoms corrects | Affirme la dignité et l’identité |
Politique anti-discrimination visible | Réduit l’anxiété dès l’arrivée |
Horaires flexibles, tarifs modulables, locaux accessibles | Diminue les barrières liées à la précarité ou au handicap |
Formation continue (anti-racisme, féminismes, queer, décolonial) | Limite les micro-agressions involontaires |
Valoriser les savoirs situés / pair-aidance | Légitime l’expertise vécue des concerné·es |
Ce que vous avez vécu ne vous définit pas ; pourtant, des traces demeurent. Vous avez le droit d’être cru·e, compris·e et respecté·e dans toute la complexité de votre histoire.
La reconstruction suit votre propre rythme, portée par des liens solides, des méthodes intégrées et une éthique vivante. Résilience, récupération, croissance restent possibles, même quand le paysage intérieur semble brûlé.
Se réapproprier son histoire, c’est aussi réécrire le rapport de force qui l’a façonnée : la guérison est politique.