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Réflexions sur la honte et la culpabilité dans les approches thérapeutiques contemporaines

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💡 Introduction : Pourquoi cette page ?

Ce texte part d’un constat simple mais essentiel : dans la plupart des approches thérapeutiques classiques, la honte et la culpabilité sont présentées comme des symptômes individuels à corriger, à réduire ou à gérer. Mais lorsqu’elles sont liées à des violences — sexuelles, racistes, validistes, économiques — ces émotions sont tout sauf arbitraires. Elles sont les marques, profondément humaines, d’un monde qui blesse, et qui accuse ensuite les blessé·es de ne pas s’en remettre assez vite.

C'est en raison de ce constat que je veux proposer un autre regard : critique, politique, thérapeutique. La honte et la culpabilité ne sont pas des erreurs internes à éradiquer, mais des affects situés, qui portent en eux une forme de lucidité sur ce qui a été subi, tu, nié. Les protocoles comme TRIGR ou les TCC centrées sur la « restructuration émotionnelle » en souhaitant aider tendent à recentrer la souffrance sur l’individu, elles contribuent à invisibiliser les structures qui la produisent. On apprend à "gérer" sa honte d’avoir été violenté·e, au lieu de pouvoir nommer les conditions sociales et politiques de cette violence.

Je veux proposer ici une autre approche : une clinique de la reconnaissance, où l’on ne cherche pas à effacer les émotions douloureuses, mais à les comprendre comme des réponses légitimes à l’oppression. Il s’agit de repolitiser ce que la psychologie a trop souvent réduit au silence intérieur. Car dans un monde qui apprend aux victimes à douter d’elles-mêmes, ressentir, d'une certaine façon c’est déjà résister.

1. Généalogie critique des émotions morales

La honte et la culpabilité sont aujourd’hui considérées, dans les modèles cliniques dominants, comme des émotions "morales" : elles signaleraient une transgression perçue de normes éthiques ou sociales, et joueraient un rôle de régulation comportementale. Dans les classifications comme le DSM-5-TR, elles apparaissent à la fois comme critères symptomatiques (ex. : stress post-traumatique, dépression) et comme facteurs de vulnérabilité psychique.

Les approches TCC les décrivent souvent comme des "cognitions négatives auto-dirigées", à déconstruire pour éviter leur chronicisation. La psychanalyse tente une distinciton plus littéraire, symbolique : la culpabilité renverrait à une dette symbolique, au surmoi et à l’interdit intériorisé ; la honte, elle, surgirait de l’effondrement du moi sous le regard de l’autre.

Mais ces conceptualisations, si elles permettent une prise en charge clinique, ne disent presque rien de ce que ces émotions racontent du monde. Car la honte et la culpabilité ne sont pas de simples expériences internes : ce sont des produits historiques, sociaux et politiques, profondément enracinés dans les rapports de pouvoir.

« La honte est une manière pour le pouvoir de rester invisible. »

Michel Foucault, Il faut défendre la société

2. De la morale individuelle au contrôle social

Historiquement, la culpabilité émerge comme outil de contrôle subjectif dans les sociétés religieuses et juridiques : le péché, la faute morale doivent être reconnus, expiés, rachetés. Elle repose sur l’intériorisation de la loi — divine, parentale, patriarcale, étatique. La honte, elle, s’ancre dans le regard extérieur, dans la peur de l’exposition publique, du déshonneur, de la mise à nu. La culpabilité concerne l’acte ; la honte, l’être.

Ces émotions ont été stratégiquement mobilisées pour produire des subjectivités disciplinées : l’enfant "coupable" d’avoir désobéi, la femme "honteuse" d’avoir trop montré, le malade "gêné" d’être dépendant, le colonisé "avilé" de ne pas ressembler au modèle dominant. Foucault a déjà démontré qu'on ne punissait pas seulement les corps, mais qu'on produisait des sujets qui se punissent eux-mêmes, en intériorisant les normes sociales. Une violence passant par l'auto-surveillance.

3. Honte et culpabilité comme rouages des systèmes de domination

Aujourd’hui encore, ces émotions sont des vecteurs puissants de maintien de l’ordre social. Elles sont genrées, racialisées, validistes, cis-hétérocentrées. La personne trans honteuse de son corps, la personne racisée culpabilisée d’être trop visible, le pauvre qui se croit responsable de sa précarité, l’autiste qui s’excuse de ne pas interagir "normalement" : ces affects ne sont pas des troubles individuels, mais les signes d’un système qui prescrit les émotions légitimes selon la norme dominante.

La honte devient alors un affect disciplinaire : elle fait taire, plie, dissimule. La culpabilité devient un renversement de la responsabilité : ce n’est plus le violeur, le harceleur ou l’institution discriminante qui porte la faute, mais la personne qui "ne s’en remet pas bien".

Ces émotions ne sont pas secondaires : elles participent activement à la reproduction de la violence. Elles sont fabriquées pour désamorcer la révolte, retarder la plainte, différer la justice. Pire : elles deviennent critères de bonne conduite psychique. On valorise la personne "résiliente", capable de transformer sa honte en moteur, et l’on pathologise celle qui refuse de se réparer sans dénoncer ce qui l’a brisée.

4. Reconnaître, relier, politiser : pour une clinique de la honte lucide

Penser une psychologie critique des émotions morales, c’est refuser de traiter la honte et la culpabilité comme des erreurs internes ou des signaux personnels "en trop". Ce ne sont pas des excès émotionnels à corriger : ce sont des affects situés, produits par un monde qui apprend aux individus à plier avant même de contester. Dans les parcours de vie marqués par la violence — sexuelle, raciale, économique, institutionnelle —, ces émotions ne sont pas pathologiques en soi : elles sont des langages. Des signaux de lucidité. Des effets rationnels d’un monde irrationnel.

    Une approche thérapeutique véritablement émancipatrice ne peut donc pas se contenter de "gérer" ces affects. Elle doit les interroger, les historiciser, les relier à ce qui les provoque. Ce n’est pas en niant leur poids qu’on libère une personne, mais en reconnaissant la part de vérité qu’ils contiennent sur l’état du monde. La honte n’est pas un poison à extraire : c’est une mémoire politique. La culpabilité n’est pas une distorsion à corriger : c’est une trace d’éthique en contexte d’impuissance. Si elles dérangent, c’est parce qu’elles résistent — à la mise en silence, à la mise en ordre, au récit dominant du "mieux-être".

      Cela suppose une autre clinique. Une clinique de la reconnaissance et de la conflictualité, qui ne se donne pas pour mission de réparer la personne, mais de lui rendre sa place dans l’histoire qu’on ne lui a pas laissée raconter. Une clinique qui accueille le conflit intérieur comme écho d’un conflit extérieur, et qui ne réduit pas la souffrance à une anomalie individuelle, mais la replace dans les rapports de pouvoir, dans les héritages, dans les silences transmis.

        Concrètement, cela implique de travailler autrement :

        • par des narrations situées, qui relient l’intime au politique ;
        • par une validation politique, qui affirme à la personne que sa douleur n’est ni isolée ni illégitime ;
        • par l’ouverture à des récits collectifs, où la honte se partage et se transforme en solidarité ;
        • par une justice émotionnelle, où l’on cesse d’exiger des victimes qu’elles portent seules le fardeau de la réparation.

        Transformer la honte et la culpabilité, oui — mais pas pour revenir à l’ordre. Pour en faire des outils de lucidité, de soin et parfois de lutte. Car dans un monde qui vous apprend à vous taire, ressentir encore est une forme de résistance. Et pouvoir transformer ces émotions, non en silence, mais en conscience — voilà, peut-être, le cœur d’une thérapie réellement politique.

        📚 Références bibliographiques

        Ahmed, S. (2004). The Cultural Politics of Emotion. Routledge. Lire l’ouvrage

        Brown, L. S. (1994). Subversive Dialogues: Theory in Feminist Therapy. Basic Books.

        Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. Éditions du Seuil.

        Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Gallimard.

        Herman, J. (1992). Trauma and Recovery. Basic Books. Lire l’ouvrage

        hooks, b. (2000). All About Love: New Visions. William Morrow.

        Lorde, A. (1978). Uses of the Erotic: The Erotic as Power. Kore Press.

        Teo, T. (2005). Critical Psychology: A Geography of Intellectual Engagement. Palgrave Macmillan. Voir l’ouvrage

        Walker, M. U. (2007). Moral Understandings: A Feminist Study in Ethics. Oxford University Press.

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